Kezako le nudge ? Une discipline à laquelle le gouvernement s’est converti. Convaincre sans contraindre. Nos dirigeants font appel à des experts en sciences comportementales afin de forger leur communication de crise et inciter les Français à suivre les recommandations sanitaires.
Efficace et ingénieuse, la ruse de la fausse mouche au fond d’un urinoir pour inciter les hommes à mieux viser est sans nul doute le nudge le plus réputé auprès du grand public. Et pour cause, cette installation, qui a permis à l’aéroport d’Amsterdam Schipol de réduire ses dépenses de nettoyage des toilettes pour hommes de 80 %, est une illustration très parlante de ce qu’est le nugde.
Traduit par « coup de pouce » en Français, le nudge est un concept qui suppose influencer la prise de décision d’autrui. Sans force ni contrainte, uniquement grâce à des indications subtiles. Le nudge vise à positionner l’individu dans un contexte de choix l’incitant à adopter, en douceur, le comportement spécifique recherché. Issu des sciences comportementales, le nudge doit sa notoriété à Richard H. Thaler qui a reçu le prix Nobel d’économie en 2017 pour ses travaux sur l’économie comportementale.
Cette démarche est utilisée depuis de nombreuses années par le marketing. On peut notamment citer la célèbre campagne de Volkswagen The Fun Theory. Si l’on ne parle pas directement de nudge à l’époque mais plus d’amusement, le principe est le même. Des touches de piano à la place des marches pour inciter plus de personnes à choisir les escaliers, une poubelle sans fond pour inciter à jeter ses déchets ou encore un collecteur de verre associé à un compteur de point et un radar qui récompense les bons conducteurs.
Cette approche a également séduit les gouvernements du monde entier. L’ancien président démocrate des États-Unis, Barack Obama avait, dès 2009, sollicité Cass Sunstein pour étudier de nouvelles régulations en matière de santé, comme la lutte contre le tabac ou l’obésité, par le prisme des sciences comportementales. Tout comme le premier ministre britannique de l’époque, David Cameron, qui avait notamment fait modifier les lettres de rappel du fisc britannique en ajoutant la mention « neuf personnes sur dix payent leurs impôts à l’heure », une technique qui a fait chuter les retards de paiement !
L’équipe de Coriolink vous explique comment le gouvernement adopte l’approche comportementale au sein de la campagne de vaccination, et comment le principe du « coup de pouce » se construit.
Une technique qui a déjà fait ses preuves en communication politique et en communication de crise
Bien que le gouvernement Français ait récemment reconnu et partagé publiquement son souhait d’intégrer les sciences comportementales au sein de ses prochaines campagnes de communication, notamment celles en communication de crise ; qu’elles soient écologiques ou sanitaires, ce n’est pas la première fois que l’État fait appel au nudge pour guider le comportement des Français.
Déjà en 2014, l’institut BVA, à travers son service dédié au Nudge, avait mis ses compétences au service de l’État au côté d’Emmanuel Macron, alors qu’il était ministre de l’Économie.
Le groupe a été sollicité afin d’encourager les Français à avoir recours à la plateforme impots.gouv.fr, pour déclarer leurs impôts, plus facile et rapide que la méthode postale. Pour ce faire, le gouvernement a envoyé un mail aux contribuables, en leur indiquant simplement que « plus de 13 millions de personnes utilisent déjà le site ». Une formule qui a eu l’effet attendu puisque le taux de déclaration en ligne a connu une hausse de 10%.
Ils collaborent à nouveau trois ans plus tard pour participer à la campagne électorale d’Emmanuel Macron ; travailler ses meetings, encourager les adhésions au mouvement, aider à la conception de ses discours etc. Selon Éric Singler – Directeur Général de BVA en charge de la BVA Nudge Unit : « l’équipe du candidat Macron a eu le sentiment que les sciences comportementales contribuaient à l’accélération d’une dynamique positive. Étant donné qu’au premier tour, ça s’est quand même joué à pas grand-chose, j’ai le sentiment – sans pouvoir évidemment le démontrer – qu’on a contribué à la victoire d’Emmanuel Macron. Nous avons probablement incité des gens un peu hésitants à basculer plutôt de son côté. Simplement en rendant les choses plus claires et plus simples ».
Semblant adepte du nudge, Emmanuel Macron crée en 2018 sa « nudge unit », à l’image de celle de Barack Obama. Depuis cette année-là, le gouvernement se compose d’une cellule sciences comportementales au sein de la direction interministérielle de la transformation publique (DITP).
Nudge comme nouvelle stratégie de communication de crise
Aujourd’hui, le BVA se penche officiellement sur la crise au côté du gouvernement, plus précisément en collaborant avec le Service d’Information du Gouvernement (SIG).
Éric Singler raconte comment il a fait ses premiers pas dans la gestion de la crise du Covid_19. Le 13 mars 2020, il poste un message sur Linkedin « Le gouvernement semble découvrir avec stupéfaction que les humains ne sont pas raisonnables […] J’appelle solennellement (et humblement) les autorités à la constitution d’une task force d’experts en sciences comportementales pour travailler à côté des autorités de santé afin de concevoir des actions qui vont significativement renforcer l’adoption des gestes barrières. ».
Un message qui n’est pas passé inaperçu auprès du gouvernement puisque quelques heures plus tard, il reçoit un coup de téléphone d’Ismaël Emelien – ancien conseiller en communication d’Emmanuel Macron – qui lui propose un rendez-vous au cabinet d’Olivier Véran. « J’entre dans la boucle de ceux qui contribuent, parmi d’autres, à la gestion de la crise. », déclare Éric Singler.
Devenu un des piliers stratégiques du gouvernement, l’État fait régulièrement appel au nudge pour faire passer ses messages ; principalement au sein de sa communication de crise depuis la pandémie. Stéphan Giraud – Responsable du programme sciences comportementales au sein de la DITP, a rappelé que : « Le côté nudge peut être vraiment utile quand vous voulez faire évoluer des comportements ». Avant de continuer : « Pour faire un parallèle avec la pandémie actuelle, le nudge, c’est une sorte de geste barrière, souvent utile, mais avec un usage limité. L’approche comportementale est plus proche du vaccin ».
Place au nudge, de la distanciation à la vaccination
Le nudge a joué un rôle central dans la gestion de la crise sanitaire. En effet, qu’il soit question de l’auto-attestation, du marquage au sol, de l’envoi de SMS personnalisés etc. Toutes ces actions étaient des nudges ! Mais qu’en est-il de leurs places dans la campagne de vaccination du gouvernement ?
À la fin de l’année 2020, selon une étude du BVA
- 60 % des Français déclaraient vouloir se faire vacciner contre le virus.
- Mais seulement 20 % envisageaient de le faire dès que possible.
- Contre 40 % qui préféraient attendre.
- 40 % ont en revanche déclaré ne pas vouloir se faire vacciner. Notamment les jeunes de moins de 35 ans, à 56 %. (Note : Pour l’année 2020, la population légale représentait 66 524 000 habitants)
Des chiffres qui mettent en péril l’objectif de l’immunité collective visé par le gouvernement. Un but en effet difficile à atteindre quand la vaccination reste une option. Mais aussi lorsque l’on fait face à une méfiance importante d’une partie de la population à l’égard du vaccin. Pour s’affranchir de ses obstacles, le gouvernement a déployé de multiples outils et techniques ; dans l’objectif de rendre la vaccination simple, facile d’accès pour tous, et attractive aux yeux des citoyens.
Comment un nudge s’applique à la communication de crise sanitaire ?
Aider les Français à se projeter
Toute la difficulté de la campagne de vaccination est de convaincre les Français qu’ils tireront profit du vaccin. Un défi difficile à relever face à une partie de la population qui n’en perçoit pas immédiatement les bienfaits. En effet, la jeune génération, moins à risque, ne discerne que très peu la « sécurité » du vaccin ; un facteur qui démotive leur vaccination. À l’inverse des personnes sujettes à être affectées par une forme aggravée du virus.
Le nudge doit permettre, par l’incitation, de corriger ces biais et de montrer les bienfaits du vaccin pour chacun. D’où l’importance de segmenter ! L’Etat a produit de nombreuses publicités comme des spots TV où chacun peut s’identifier. Pas de blouse blanche, uniquement des citoyens attendant impatiemment un retour à la vie normale.
En illustrant le retour à notre quotidien, à cette « vie d’avant », par la mise en scène de la réouverture des restaurants, des retrouvailles avec notre entourage etc. Le nudge aide les Français à se projeter, à leur rappeler que la solution la plus sûre qui s’offre à eux, c’est bien le vaccin.
Utiliser la pression de la norme sociale
Et si tout le monde le fait, pourquoi pas nous ? Celui qui va à l’encontre de la norme revisite son raisonnement en se disant que c’est lui qui est en tort. C’est une autre application du nudge au sein de cette campagne. Quand un citoyen entend que des millions de personnes respectent l’isolement, le confinement devient alors la norme. Et c’est encore plus impactant quand des chiffres sont avancés. Rappelez-vous, quand le gouvernement appelait à télécharger l’application TousAntiCovid en novembre 2020, spécifiant que « 10 millions de Français l’utilisent déjà ». L’application a franchi au mois de mai les 16 millions de téléchargements, un résultat probablement dû à cette formule.
L’effet exemple
Plus important encore, le nudge se déploie aussi par l’effet exemple. L’Etat a mis un point d’honneur à mettre en scène ses ministres pour qu’ils donnent le ton aux citoyens sur la conduite à suivre. Souvenez-vous, le 19 mars, quand Jean Castex s’était fait vacciner en direct sur toutes les chaînes d’information. Il avait insisté sur le fait qu’il n’y avait aucune crainte à avoir ; malgré le fait que le vaccin ait été rapidement mis en place.
Le gouvernement ne s’est pas arrêté là. Il est allé jusqu’à mettre en scène la vaccination des citoyens au sein de ses campagnes télévisées ; avec la phrase qui a marqué les esprits « ça fait du bien ! »
Évidemment, le nudge est plein de ressources et ne se limite pas à ces applications. Il peut aussi, par exemple, pousser les citoyens à faire des choix en limitant leur temps de décision. Telle que la prise de rendez-vous pour la seconde dose du vaccin.
Incitation ou manipulation ?
Ce qu’il ne faut pas oublier, c’est que le gouvernement a recours au nudge pour servir l’intérêt général. Éric Singler a précisé que certains projets pouvaient être rejetés s’il « considère que c’est trop limitatif de la liberté » ou que le nudge ne sera pas bénéfique pour tous.
D’ailleurs, plus la liberté semble grande, plus l’impact semble être important. Une étude conduite par 14 chercheurs à l’université d’Aix-Marseille, a testé 12 messages émis par l’Etat en cette période de crise, auprès de deux panels de 1 200 personnes pour mesurer leur efficacité.
Celle-ci a révélé que les discours les plus clairs comme « restez chez vous », ou bien ceux évoquant la responsabilité collective, avaient eu une influence nettement plus importante que les discours militants. Souvenez-vous, le 16 mars 2020, Emmanuel Macron avait déclaré lors de son allocution télévisée « nous sommes en guerre » ; un verbatim qui n’est arrivé qu’en septième position sur 12 formulations testées.
Même si nudger semble vertueux dans la mesure où les causes impliquées sont justes et que le choix continue d’exister, la technique du nudge peut être perçue comme de la manipulation. D’autant plus si elle est appliquée par un gouvernement démocratique qui nous parle de santé.
En effet, caractérisé par sa neutralité et sa liberté de choix, le gouvernement remet en question ces valeurs en ayant recours au nudge au sein de sa communication de crise.
Comment garantir que les actions serviront l’intérêt général ? De quelle façon s’assurer qu’elles laissent libre choix ? Comment nudger quelqu’un sans l’informer au préalable ? A qui confier cette tâche ?
Rendre public l’appel d’offres peut symboliser deux choses : d’une part, l’Etat se modernise. D’une autre, il informe au grand public qu’il va bel et bien être influencer sur la conduite à suivre.
Mesurer le nudge
En octobre 2019, The Conversation – un média en ligne – a ainsi mené une étude pour mesurer « l’effet manipulation » ressenti par les individus ciblés par les nudges, au travers d’un aménagement pour inciter les passants à jeter leur mégot dans une poubelle, et non pas au sol.
Pour ce faire, le nudge a mis en place à proximité d’un arrêt de tram, un système de vote : « êtes-vous plutôt vacances à la mer ou à la montagne ? ».
Verdict : sur 75 répondants, 30 d’entre eux ont suivi la conduite indiquée par le nudge. Contre 45 qui ont tout de même jeté leur mégot au sol.
Dès lors, si un individu comprend qu’il s’agit d’un nudge, il sera plus susceptible de le percevoir comme de la manipulation. Et ainsi de le dénoncer afin de conserver son libre arbitre.
L’étude démontre en effet l’efficacité des nudges, mais elle révèle surtout qu’il ne se suffit pas à lui-même. Le nudge peut, comme l’a fait le gouvernement dans sa campagne de vaccination, s’accompagner d’une importante sensibilisation à la thématique. Et aussi d’une mise en avant des bénéfices perçus que l’individu peut en tirer pour plus d’efficacité.
Contrôler les discours rationnels
Le nudge n’intervient que lorsque le discours rationnel n’est pas efficace. Dans le cas de la vaccination, se faire vacciner pour ne pas risquer de contracter une forme grave du virus si l’on n’est pas à risque, n’est pas suffisant. Si le gouvernement aide les Français à faire ce choix ; pour un retour à la normale ; le nudge peut apparaître comme juste et légitime.
En France, le nudge et plus largement les sciences comportementales ; semblent être une des solutions possibles pour orienter vers les bons comportements sans entraver la liberté de chacun.
Pourtant, à Singapour, le gouvernement veut aussi accélérer la vaccination, et ce, sans contrainte. Il diffuse ainsi massivement des vidéos comiques de célébrités chantant « il est l’heure de se faire vacciner » ; « Singapour n’attend pas, il vaut mieux avoir sa dose ». Une manière totalement différente d’encourager la population à se faire vacciner.
Le gouvernement a annoncé un budget prévisionnel de 800 000 euros ; de prestations de conseil sur le sujet ces prochaines années. Un investissement non négligeable qui marque le début de nouveaux modes de communication de crise, et politique pour le gouvernement. Le nudge a de l’avenir.