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Relations médias : Sleeping Giants, l’histoire d’une tribune d’opinion

Relations Médias

Qui sont les Sleeping Giants ? Des citoyens animés par la volonté de dénoncer le soutien implicite d’annonceurs à des titres de presse ultradroitiers ? Ou des activistes qui ciblent directement les marques et leurs relations médias en dénonçant leur ligne éditoriale, et qui prennent à partie les annonceurs afin qu’ils retirent leurs publicités ?

 

Principalement présents sur la toile via leur compte Twitter @slpng_giants, ils s’affirment comme un « collectif citoyen de lutte contre le financement du discours de haine » qui agit au nom de la lutte contre le racisme et les fakes news. D’autres diront qu’il s’agit de cyber-activistes qui usent, à tort, de leur droit d’informer. 

 

Leur objectif : veiller à ce que les annonceurs retirent leurs publicités des médias incitant à la haine, selon leur propre définition du « politiquement correct ». Allant jusqu’à les supprimer de tous revenus publicitaires. 

 

Pour y parvenir, ils ont un mode d’action bien à eux : interpeller publiquement les marques sur Twitter pour leur faire savoir que leurs annonces apparaissent dans des médias dits d’extrême droite, ou encore ceux qui transmettent des discours jugés racistes ou sexistes. 

 

À ce jour, le collectif décompte des millions d’annonceurs qui ont capitulé. Pas besoin de chantage, ni de harcèlement, se contenter de pointer du doigt et révéler l’information en la livrant au tribunal de l’opinion publique leur permet d’accéder à leur but. L’atteinte à leur réputation par l’association des idéologies contraire à leurs valeurs, qu’importe la popularité du média, est suffisante pour que les marques se retirent.

 

L’équipe de CorioLink s’intéresse à ce phénomène, ainsi que ses conséquences sur les relations médias.

 

 

Retour sur la naissance du groupe

 

C’est aux États-Unis que le mouvement voit le jour, à la suite de l’élection de Donald Trump en 2016. À l’époque, les fakes news se propageaient à une vitesse fulgurante, atteignant même le plus haut sommet de l’État. Face à ça, Sleeping Giants a décidé de s’élever contre ce phénomène.

 

Sleeping Giants, géants endormis, tire son patronyme de la formule, « Trump awakens the sleeping giant of America », qui désignait le choc vécu par une partie de la population face à l’élection de Donald Trump, tant cette éventualité leur paraissait impossible.

 

@slpng_giants est ainsi né avec l’ambition de boycotter Breitbart News, un média fondé par Andrew Breitbart, un militant conservateur qui s’est avéré avoir une grande influence durant la campagne présidentielle de Trump. Le collectif est rapidement parvenu à affecter les relations médias du site internet. Il a convaincu plusieurs milliers d’annonceurs de retirer leur annonce. Breitbart News a fini par perdre 90% de ses revenus publicitaires en trois ans, soit 2 600 entreprises et organisations.

 

 

Un mode d’action facile et efficace

Relations médias

 

La liste s’agrandit rapidement : Kellogg’s, BMW, Visa et bien d’autres rejoignent le mouvement. Après cette débandade, le collectif décompte 820 entreprises qui deviennent des alliés du groupe. (Selon les statistiques fournies par l’organisation). Même le gouvernement Canadien ! Jugeant que le contenu « n’était pas conforme au code de valeur et d’éthique du gouvernement », il a retiré toutes ses publicités qui étaient diffusées sur Breitbart News.

 

 

Après Breitbart News est venu le tour de The O’Reilly Factor, un Talk-show diffusé sur Fox News Channel. Sleeping Giants a mené campagne contre l’animateur Bill O’Reilly, accusé à l’époque d’harcèlement sexuel. Une campagne qui a également porté ses fruits puisque le collectif a largement contribué à l’annulation du talk-show.

 

La pratique du name and shame

 

En Europe, c’est la France qui mène le combat. @slpng_giants_fr a été lancé en février 2017 atteignant rapidement les 15.000 abonnés. Aujourd’hui, le collectif comptabilise près de 32 000 followers. La recette de son succès lui vient de son mode opératoire. D’abord une capture d’écran où figure l’annonceur sur le site web du média en guise de preuve. Ensuite, une question, qui prend souvent la forme d’une accusation.

 

Deux ingrédients qui suffisent à entacher la réputation d’un annonceur, et qui l’incite à retirer sa présence sur le média ciblé.

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Action citoyenne pour les uns, censure pour d’autres

 

 

Des citoyens engagés

 

Ce collectif est-il l’incarnation de ce que devait permettre Internet et plus précisément les réseaux sociaux ? À savoir de permettre à des citoyens de se fédérer pour influencer directement la société ? En jouant sur la réputation des marques, ces citoyens décident alors de lutter contre des discours qu’ils jugent extrémistes, haineux ou mensongers.

 

Les Sleeping Giants ont choisi de révéler aux annonceurs que leurs investissements publicitaires sert à financer la haine, et qu’ils pouvaient l’ignorer. Ils appellent ainsi les annonceurs à un devoir de vigilance. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, sur internet, les marques n’ont pas une visibilité absolue des sites web où leurs publicités apparaissent. En effet, avec le recours à la publicité programmatique, un annonceur ne sait pas exactement sur quel site internet sa publicité sera affichée.

 

Sleeping Giants estime « que moins d’1% des marques savent qu’elles sont présentes sur ces médias ». Les annonceurs finissent par « ne plus savoir que leur image est associée à des médias qui ne correspondent pas à leurs valeurs », d’après une anonyme du groupe. Ainsi, le collectif s’est donné pour devoir de les informer.

 

Mauvais ménage pour les relations médias de Valeurs Actuelles

 

Des propos qui se sont illustrés en France lorsque Slepping Giants s’en est pris à l’hebdomadaire “Valeurs Actuelles”, sous le #opVA.

 

Lors des fêtes de fin d’année 2019, Sleeping Giants dépeint le portrait de Valeurs Actuelles dans un thread, en faisant savoir que « la ligne éditoriale du média est au niveau des pires blogs extrémistes de la toile », qu’elle est « nauséabonde, clivante » et« va à l’encontre des valeurs éthiques de beaucoup de marques ». Le groupe va même plus loin en rapportant que « l’ensemble du site s’est constitué en pourvoyeur de haine et d’intolérance, perdant toute légitimité à être comparé à du journalisme, de l’information ou de la presse ».

 

Sleeping Giants a par ailleurs repris les propos de Valeurs Actuelles pour les diffuser auprès de la Twittosphère, comme « réfractaire à l’humour multiculturel », ou encore « lobbies immigrationnistes ». Des mots qui, d’après le collectif, veulent en dire long sur les idéologies portées par le média.

 

« Cela fait maintenant quelques années que Valeurs Actuelles a quitté la simple ligne politique très, très à droite, pour s’embourber de plus en plus dans le discours purement idéologique, intolérant, anxiogène, complotiste et victimaire, qu’on croyait l’apanage des blogs les plus nauséabonds de l’Internet de la haine ».

 

Face à cet assaut, des centaines d’annonceurs dont le Slip Français, Médecins sans frontières, ou encore Back Market, se sont retirés et ont ainsi privé le magazine de source de revenus ; soit par conflit d’intérêts, soit par peur d’y être associé. Mais tous n’ont pas cédé ! C’est le cas de SFR qui s’est retiré pour finalement faire retour arrière.

 

 

Les médias crient à la censure

 

Face à cette offensive, Geoffroy Lejeune, le directeur de la rédaction de Valeurs Actuelles, n’a pas hésité à caractériser les agissements du collectif de sabotage industriel et de terrorisme intellectuel.

 

Il a d’ailleurs expliqué pourquoi leur combat contredit le principe même de la liberté de la presse : « Si lutter contre les fakes news est compréhensible, essayer de faire taire un journal pour son orientation éditoriale est inacceptable ». Le journaliste a conscience qu’une partie des lecteurs Français est en désaccord avec la ligne éditoriale de Valeurs Actuelles. Mais il rappelle qu’ « elles font partie du pluralisme. L’attaquer c’est mettre en péril la démocratie ».

 

Suite à cette attaque, la société Valmonde et Cie, propriétaire de Valeurs actuelles, a porté plainte contre Sleeping Giants pour « des faits de discrimination, à raison des opinions politiques, et de nature à entraver l’exercice normal d’une activité économique ».

 

Sur son site web, l’hebdomadaire explique que la plainte vise à « dénoncer des faits de discrimination, à raison des opinions politiques, et de nature à entraver l’exercice normal d’une activité économique ». Le média a même reçu le soutien du Syndicat des éditeurs de la presse magazine SEPM qui dénonçait dans  un  communiqué de presse « une campagne diffamatoire et discriminatoire ». Un soutien loin d’être anodin qui rappelle que la démocratie passe aussi par la pluralité de la presse.

 

Valeurs Actuelles ne s’est pas arrêté là ! Un mur de la honte a été créé par le média dans le but de recenser l’ensemble des marques qui ont « cédé sous le chantage » et qui ont renoncé à toutes relations médias avec leur site internet.

 

 

Et la liberté d’expression dans tout ça ?

 

Si Sleeping Giants porte des objectifs défendables ; lutter contre des propos haineux et complotistes ; le résultat est-il bénéfique pour la démocratie ? Couper les ressources financières des médias qui ne pensent pas comme eux, peut en effet poser question.

 

Le collectif, prônant la liberté d’expression, revendique son droit d’informer ; mais fait taire ceux qui ne sont pas en accord avec ses idées. Ces militants accusent « d’intolérance » les médias, mais ils ne semblent pas porter eux-mêmes ces valeurs.

 

Un paradoxe qui a conduit les médias ciblés par Sleeping Giants à les qualifier de « troll numérique », afin de décrédibiliser leur démarche.

 

Sous l’éclairage de Sleeping Giants

 

 « Nous démentons toute tentative de chantage à l’image ou d’appel au boycott. Ce n’est pas nous qui faisons plier les marques. On alerte simplement une fois, et les annonceurs font ensuite ce qu’ils veulent », défend une porte-parole du groupe.

 

Le collectif met ainsi l’accent sur le fait qu’ils ne font qu’alerter. Pas de couteau sous la gorge, les marques conservent leur libre arbitre. Il cherche même une certaine légitimité en précisant que Slepping Giants ne s’attaque pas à n’importe quel media. Ceux ciblés ont « tous été condamnés par le CSA ou par la justice ».

 

C’est aux marques de choisir de se retirer ou non : « On n’insiste jamais ».

 

 

Une vision contredite par certains

 

S’ils sont nombreux à avoir dénoncé le système de délation et le danger que le groupe représente pour la liberté de la presse ; peu d’entre eux ont obtenu gain de cause. Mais beaucoup continuent de se dresser contre le groupe.

 

Claude Chollet, président de l’Observatoire du journalisme (OJIM), encourage, dans une vidéo intitulée « Sleeping Giants, les nouveaux inquisiteurs ! », à dénoncer leurs actions :

 

« Il s’agit très clairement d’un mouvement de censure idéologique, qui va non pas seulement interdire la liberté d’expression. Mais cela va aller plus loin que ça et aller vers l’interdiction de la liberté d’opinion. La première chose à faire c’est de dénoncer sans relâche les Sleeping Giants, leurs connexions activistes, leurs intentions au liberticide. Au fond, de les mettre à jour. Et par ailleurs aussi d’influencer de manière indirecte les grands annonceurs. Notamment en leur disant d’où viennent les Sleeping Giants et qu’elles sont leur véritable intention. Et ces intentions, elles sont liberticides ».

 

Des groupes se sont aussi formés pour faire front contre Sleeping Giants. Le plus connu, « Watching giants » incite les entreprises à ne pas céder à leur chantage. Créé en réponse aux SG, ce collectif dénonce une « approche dangereuse ». Leur vocation est donc de « promouvoir la neutralité politique des organisations. ». Il vise à « convaincre les entreprises de ne pas réagir aux demandes de retrait de publicités ».

 

Les politiques se mêlent aussi au débat pour défendre les relations médias des annonceurs. Dans une question adressée au Gouvernement, c’est Florian Bachelier, député LREM qui a soulevé la dimension identitaire du groupe. Caché sous l’anonymat, il estime qu’il est injustifié qu’un journal « doive répondre de tout ce qu’il écrit devant les tribunaux, alors que ces collectifs ne doivent pas répondre de leurs actions ».

 

Des tribunes font également écho, notamment « Sleeping Giants : les idiots utiles du fascisme », rendue publique sur Valeurs Actuelles. 9 personnalités s’étaient réunies pour demander « que cessent les campagnes de pression sur nos annonceurs. Si rien n’est fait en ce sens, nous demandons à nos élus de s’emparer du sujet au plus vite afin que la liberté d’informer et de débattre soit protégée. Il est temps de cesser d’avoir peur. »

 

 

Que fait la justice face à cette menace contre les relations médias ?

 

Tout boycott, qu’importe sa forme et sa cible, est interdit par la loi. Elle le définit comme « le fait d’entraver l’exercice normal d’une activité économique quelconque » (art.225-2 code pénal). N’est-ce pas là ce que font les Sleeping Giants ? En privant certains médias de revenus ?

 

Cependant, la justice ne semble pouvoir répondre à ces plaintes. La méthode des Sleeping Giants semble ainsi restée légale !

 

Quand des militants se sont mobilisés contre l’émission Face à l’info et sa tête d’affiche le polémiste Éric Zemmour, le collectif à décompter un total de 44 annonceurs qui auraient renoncé à leurs publicités.

 

Une action qui a poussé CNEWS a également porté plainte contre Sleeping Giants. Mais le collectif, sûr de lui, ne manifeste aucune crainte face à celle-ci : « Nombre d’avocats nous ont contactés pour nous dire qu’elles n’avaient aucune chance d’aboutir ». Et ajoute qu’il n’a reçu aucune plainte officielle à ce jour.

 

 

Un danger pour l’avenir médiatique ?

 

Bien qu’aucun ordre juridique ne semble s’opposer à leur action, Sleeping Giants à défaut de menacer la liberté d’expression, menace l’équilibre financier des certains médias.

 

Leurs actions peuvent ainsi être perçues comme la représentation d’une forme dictature de la bien-pensance ; ou a minima la tentative d’asseoir une pensée unique. Dans la mesure où un média qui ne pense pas comme eux, devient une cible qui risque de voir ses revenus publicitaires coupés.

 

Qui sera leur prochaine cible ? Est-ce que les annonceurs doivent être responsables de chaque propos tenu au sein du média sur lequel ils apparaissent ? Un investissement publicitaire vaut-il caution ? Quelle sera la nature des relations médias et annonceurs ? Combien d’annonceurs voudront encore financer un média d’opinion et prendre ce risque ? Comment financer une presse d’opinion sans annonceur ? Est-ce qu’une presse d’opinion pourra toujours exister ? Et alors quid du pluralisme ? L’extrapolation de l’action des Sleeping Giants soulèvent toutes une série de questions sensibles pour les médias. Et encore plus dans un monde où leur modèle économique est de plus en plus précaire.